Il y a des chansons qui ne sont pas seulement de la musique ; ce sont des machines à remonter le temps. Fermez les yeux. Nous sommes en 1985. Un son de synthétiseur, une ligne de basse entêtante, et cette voix, à la fois puissante et douce, qui déclare : “I’ll never be Maria Magdalena”.
Pour une génération entière, cette chanson est la bande-son de la décennie. À une époque où Madonna et Whitney Houston régnaient sur l’Amérique, l’Allemagne avait sa propre reine : Sandra. Avec plus de 30 millions de disques vendus, elle était l’une des artistes pop les plus prospères du continent, une icône dont les posters ornaient les murs de millions de chambres.
Puis, presque aussi soudainement qu’elle était apparue, la lumière s’est éteinte. Sandra a disparu des radars, sa voix se faisant de plus en plus rare, jusqu’à devenir un écho lointain des années 80. Que lui est-il arrivé ? La réponse n’est pas simple. C’est un récit complexe de choix délibérés, de sacrifices maternels,
mais aussi de tragédies personnelles, de divorces douloureux et d’un combat impitoyable contre la maladie, loin des regards du public qui l’avait tant aimée.

Née Sandra Anne Lauer en 1962 à Sarrebruck, en Allemagne, la jeune fille semble prédestinée à la scène. Fille d’un père français et d’une mère allemande, elle baigne dans l’art, prenant des cours de ballet et de guitare. À 13 ans, lors d’un festival local, elle monte sur scène à l’improviste et éblouit le public. Son premier single sort dans la foulée, une balade dédiée… à son chien.
En 1979, elle devient la chanteuse principale du trio disco Arabesque. C’est là que le premier paradoxe de sa carrière apparaît : Arabesque devient un phénomène absolu au Japon et en Corée, remplissant des stades de 40 000 personnes. Mais en Allemagne, son propre pays, c’est un échec cuisant. “En Allemagne, dans les discothèques, il y avait peut-être 30 personnes à nos concerts, et la moitié ne regardait même pas la scène”, se souviendra-t-elle.
Frustrée par ce manque de reconnaissance chez elle, Sandra prend une décision audacieuse qui change sa vie : elle quitte le groupe en 1984 pour se lancer en solo, en anglais. Les autres membres d’Arabesque se moquent d’elle, lui prédisant un échec total. Elles avaient presque raison.
Sa première tentative, une version allemande de “Big in Japan” d’Alphaville, est un désastre commercial. Bilan : 125 exemplaires vendus. C’est une humiliation.
C’est là qu’intervient l’homme qui sera à la fois son pygmalion et le catalyseur de ses plus grandes joies et peines : Michael Cretu. Claviériste d’Arabesque et petit ami de Sandra, ce musicien d’origine roumaine voit le potentiel que personne d’autre ne voit. Il s’associe au compositeur Hubert Kemmler pour créer la chanson qui allait tout changer : “I’ll never be Maria Magdalena”.
Le succès est foudroyant. La chanson se classe numéro un dans 21 pays. Ironiquement, l’Allemagne boude encore le titre. Il faudra attendre que les touristes allemands, revenus de leurs vacances d’été en Espagne ou en Italie où le titre est un carton, le réclament dans les magasins de disques pour qu’elle devienne enfin numéro un chez elle. De 1985 à 1993, Sandra domine les charts. “In the Heat of the Night”, “Everlasting Love”… elle est la reine incontestée.

Mais l’ombre commence à s’installer dans ce tableau parfait. En janvier 1988, elle épouse Michael Cretu. Le couple s’installe à Ibiza, dans une ancienne ferme, pour y construire leur studio et leur vie. Quelques mois après le mariage, c’est le drame. Sandra, au volant de son cabriolet, est victime d’un grave accident de voiture, entrant en collision avec deux autres véhicules. Michael, sur le siège passager, est blessé à la tête. Sandra, elle, souffrira de douleurs dorsales chroniques et développera une phobie de la conduite qui la hantera pendant des années.
Alors que sa carrière solo commence à s’essouffler au début des années 90, Michael Cretu lance un nouveau projet musical révolutionnaire depuis leur studio d’Ibiza : Enigma. La voix éthérée, sensuelle et chuchotée qui devient la marque de fabrique mondiale d’Enigma, c’est elle. Sandra est la voix mystérieuse derrière des tubes planétaires comme “Sadeness (Part I)”.
En 1995, la vie de Sandra bascule à nouveau. Elle donne naissance à des jumeaux. Face à ce nouveau rôle, elle fait un choix que peu de stars au sommet de leur gloire osent faire : elle choisit sa famille. Elle se retire volontairement de la scène pour se consacrer à la maternité. “Je veux passer plus de temps avec mes jumeaux”, répète-t-elle.
Ce choix, s’il la comble en tant que mère, crée un fossé avec son mari. Michael Cretu est un bourreau de travail, entièrement absorbé par le succès mondial d’Enigma. Sandra, elle, se retrouve de plus en plus seule dans leur immense propriété d’Ibiza. Le succès qui les avait unis finit par les détruire. En 2007, après presque 20 ans de mariage, le couple divorce. Sandra citera la “solitude causée par les absences constantes de Michael” comme raison principale.
La descente aux enfers personnels continue. Elle tente de se remarier en 2010, mais cette union se solde également par un divorce en 2014. Désabusée, Sandra se retire encore plus de la vie publique. C’est alors que les tabloïds allemands, la voyant réapparaître, s’acharnent sur elle. Leur cible ? Son poids.
Pendant des mois, elle est publiquement humiliée, moquée pour sa prise de poids. Ce que le public ignore, c’est qu’elle ne “se laisse pas aller”. Elle souffre en silence. “C’est absurde”, confiera-t-elle. “J’ai pris des injections de cortisone pour une bursite à la hanche.”
Mais le pire était encore à venir. En 2017, lors d’une rare conférence de presse, elle révèle le combat qu’elle mène en secret : un cancer du sein. L’annonce choque ses fans. Elle a subi des séances de chimiothérapie et de radiothérapie, cachant sa maladie à tous. Les traitements, en plus de l’épuisement, ont un effet secondaire terrible pour une chanteuse : ils affectent ses cordes vocales, l’empêchant d’atteindre les notes aiguës qui ont fait sa renommée.

Aujourd’hui, Sandra a vaincu la maladie. Elle a réussi, grâce à des exercices et au soutien de sa famille, à retrouver sa santé et sa voix. Elle a repris les tournées, même si son succès n’est plus celui des années 80. Fait fascinant, elle reste une icône absolue en Europe de l’Est. Ses propres enfants, scolarisés en Angleterre, ont été stupéfaits d’apprendre par leurs camarades russes que leur mère était “encore plus célèbre que Madonna” dans leur pays.
À 60 ans passés, Sandra vit toujours à Ibiza, mais loin de l’agitation touristique. Elle mène une vie paisible, et son plus grand luxe, après avoir été l’une des femmes les plus célèbres d’Europe, est enfin l’anonymat.
“Il y a eu des moments dans ma carrière où les fans dormaient dans mon jardin”, dit-elle. “Aujourd’hui, je peux faire mes courses tranquillement et peu de gens me reconnaissent. Honnêtement, je suis heureuse que quand je descends de scène, je puisse mener une vie paisible.”
Elle n’est peut-être plus “Maria Magdalena”. Elle est simplement Sandra. Une survivante qui, après avoir connu les sommets de la gloire et les abysses de la tragédie personnelle, a enfin trouvé la paix.